DES PAS SANS MEMOIRE
Je regarde par la fenêtre et ne vois pas la mer. Les mouettes
volent çà et là et l’herbe sèche sur l’étendoir.
Le lendemain très tôt, la mer n’est pas encore arrivée.
Sont arrivés le pain, le feu et le journal. La salive
avec laquelle je vais te dire bonjour.
Les mots sont les premiers à venir. Ce qui en reste
adoucit le papier. Du pain chaud, le sommeil d’hier
et les rêves d’aujourd’hui. Le jour se prépare, les pas
du va-et-vient. J’approche de plus en plus. Tu me regardes
comme si tu savais ce que plus tard je dois savoir.
Dans cette ville il n’est jamais midi. Il y a toujours une douceur
d’autres heures. Des souvenirs en vrac. Laisse-les surgir
de sous ma robe, laisse se délier les vagues de la mer.
La fenêtre est vide. Mon fils marche sur la plage
et toi, tu épelles les mouettes. Il marche devant moi
sans laisser d’empreintes. Je me perds comme toutes les mères,
tous les amants. J’invente des pas et des mots pour bercer.
À cette heure-ci ma grand-mère enroulait son chapelet entre ses doigts.
Moi, j’étais dans les perles, dans le sommeil qui
rôdait autour de la prière. Longtemps j’ai vécu en dehors.
Maintenant nous marchons ensemble. Sans mémoire.
(in Épeler le jour, traduit par trad. François-Michel Durazzo)
PAPA, JE VEUX UN AQUARIUM DE POISSONS ROUGES
Approche-toi encore. Je sais qu’on dirait
qu’il n’y a pas de place pour le moindre grain entre nous
et la chaleur que tu me donnes me guérit
de bien des maux. Mais ta peau
est aussi un bouclier impénétrable
et tes oreilles sont tournées
vers l’intérieur, mais tu n’entends pas
les messages qui te traversent,
tu n’écoutes aucun d’entre nous.
Je ne sais pourquoi nous voilà ici collés
l’un contre l’autre. C’est vrai
qu’il fait froid, un froid qui se répète
chaque jour comme si nous étions des poissons
d’aquarium et qu’on ait oublié
de changer l’eau. Nous tournons sans cesse
dans le verre arrondi, nous nous faisons de plus en plus myopes
et salissons toujours plus l’eau. Nous sommes groupés
et groupés nous faisons le tour du cirque.
Il y en a qui nous applaudissent,
mais je crois qu’ils ont aussi peur que nous.
(in le monde ne finit pas dans le froid de tes os)
CHEF-D’ŒUVRE
Quand ta main caresse ma jambe
les senseurs de la peau déchaînent des réactions sentimentales
et parfois j’en arrive à avoir une réaction motrice. L’angle
de la jambe, l’inclinaison du pied – tu t’émerveilles du paysage
occasionnel : après l’arrondi de la route tu stabilises ton regard
sur l’arrondi du genou. Les yeux s’impatientent en saccades
invisibles mais le miroir ne reflète que de l’immobilité.
La sandale : ton regard va du genou à la nudité du pied. Ce
pied qui bat le pavé des rues est aussi un objet de désir : le
pied qui pousse à fond le frein. Je sais que tu vas m’embrasser
peut-être que tu ne sais même pas que la posture de ton corps a
le format du baiser. La caresse requiert un contrôle minutieux
de la pression exacte afin que la main n’écrase pas la rotule.
Le contact est doux sur la peau que je t’offre, la caresse
est le chef-d’oeuvre de l’ingénierie mécanique. Je regarde le golfe
où se reflètent les néons de la nuit et je laisse le corps
travailler à son aise. Après je m’endors ta main
sur ma jambe avec la vague conscience que le paradis
s’étend de la pointe des pieds au sommet de la tête.
(in le monde ne finit pas dans le froid de tes os, traduit Patrick Quillier)
LES RACINES DU JOUR
La nuit est venue tout d’un coup. Il était déjà tard
quand tu m’as demandé si je n’avais pas froid,
si je n’avais pas d’yeux, si mes jambes
ne couraient pas derrière le vent. Je le sentais tourner
autour de moi et moi en dehors. Le monde
autour du vent et moi sans axe. Seuls les mots
reviennent à chaque rotation. Je vois comme ils sont seuls
loin de la bouche, comme ils ont froid. Les mots sont un animal
qui glapit à la porte de la maison qui l’a fait fuir. Et toi,
sur quel oreiller poses-tu ton coeur ? Si nous suivons
le lit du fleuve nous pouvons nous coucher sur la terre sèche
où nous courions quand il y avait de la lumière.
Et c’était moi qui tournais sur ton axe dans l’ignorance
de chaque rotation. Laisse ta caresse sur ma jambe
pour que je voie tandis que le sommeil m’endort
et deux nuits naissent pour nos yeux.
Qui nous donnera le pain et le jour ? Avec cette question
je me suis endormie. Un arbre est venu se poser en haut
de la montagne. Et jamais il n’a eu besoin de racines.
(in Épeler le jour, trad. François-Michel Durazzo)
IMAGERIE CÉRÉBRALE
Venez donc docteur m’apprendre à distinguer
l’émotion du sentiment. Guidez-moi pour que la conscience
devienne claire, l’esprit lucide et l’âme
– ah, peut-être pouvons-nous nous dispenser de l’âme.
Pendant que j’attendrai je resterai cachée dans l’armoire
entre les vêtements d’été et ceux d’hiver,
j’aurai chaud d’un côté, trembloterai de l’autre,
mais au centre le coeur aura la bonne température,
selon la douce chaleur d’une espérance. Mais si vous
tardez l’immobilité changera les saisons des vêtements,
les phases de la lune.
Cette attraction vers vous est une marée vive, une marée
aveugle si vous ne venez pas
m’apprendre ce que sont que l’émotion et le sentiment.
Nous ferons une résonance avant le thé, une sonde
perforant l’insondable. Venez donc docteur me dire si je
ressens la faim, si j’ai soif, ou si je ne suis rien qu’une
illusion des sens.
(in le monde ne finit pas dans le froid de tes os, trad. Patrick Quillier)
SEULS LES CHATS
Aujourd’hui les chats n’ont pas mangé.
ils se sont peu à peu rassemblés sur le toit
et la pluie ne leur a même pas fait sortir la langue.
L’eau n’a pas dégorgé leur voix, les chats n’ont pas miaulé.
Ces pas dont les chats seuls ont le secret
nous ont éloignés des mots incisés sur du marbre
ou sur le granit couché. Du plastic fleuri
des fleurs que l’absence perpétue.
Aujourd’hui les tombes sont silencieuses
et les chats avec leurs griffes déployées contre les tuiles,
avec le regard dont seuls les chats regardent,
ne savent pas encore s’ils ont perdu foi en la vie
ou plutôt en la mort. Ils sentent un noeud
innommé dans la gorge comme nous tous.
Au sommet du toit ils disent non au ciel.
Ils veulent l’affirmer de près.
(in le monde ne finit pas dans le froid de tes os, traduit Patrick Quillier)
LES MÈRES
pour Joni
Maman appelle au déjeuner
alors tu cours ta culotte déchirée,
tes poches pleines,
ton rire brocardant l’heure,
tes mains lavées à la va-vite
et ta bouche est de miel quand tu viens à la table.
Si tu tardes, maman garde ton assiette
auprès de son cœur
et nous sourit comme si tu allais arriver.
Le repas refroidit. Nos yeux collés
sur la porte, vers le boucan que tu vas faire,
les genoux éclatés,
les poches se vidant de cendres.
Mais il n’est pas assez de mer
pour noyer ton repas à la dérive dans ton assiette.
La voix de maman n’arrête pas de t’appeler.
Elle a beau se taire, nous l’entendons plus fort
hurler en silence pour son petit.
Et malgré tout elle nous sourit,
et nous en retour, si maladroits.
Les mamans appellent toujours leurs enfants.
Quand elles savent que l’heure du déjeuner est finie
elles continuent à les voir entrer par la porte
arborant le sourire des enfants endiablés.
Quand tout le monde s’est levé de table
elles brisent l’assiette contre leur cœur
et demeurent des mères
aux yeux fatigués, aux semelles usées
d’attendre dans le froid pour l’éternel toujours.
(in le monde ne finit pas dans le froid de tes os, trad. par Patrick Quillier)
LA MORT DES ANGES
pour Joni
C’était les larves (se dit-elle).
Elles remplissaient la voiture
et tu conduisais entouré d’ailes
les yeux pleins de papillons.
Puis nous sommes restés avec l’odeur de naphtaline.
C’était un présage (me dit-elle souvent).
À présent pas une aile ne s’agite
devant tes yeux.
La mort des anges fait partie de ce procès
contre l’innocence.
La naphtaline aussi.
Le même poids quand ils s’évaporent
descend sur les épaules
chargées de mandarines.
Nous en tendons un quartier à un pauvre
et lui de nous rire à la figure
comme si l’éternité était cette quinte de rire
qui pue la naphtaline.
Les épaules s’écroulent comme un arbre
abattu par un ouragan.
Un arbre qui résistait à tout :
nous murmurions entre ses branches
et les secrets d’enfance,
avant les larves et la naphtaline.
Soudain un cocon, une autre date
apposée à la naissance par un trait d’union.
J’en ai rien à foutre. Je ne donne pas un centime contre l’innocence.
Si tu es dieu, ressuscite les anges. Moi ici-bas
je n’attends que dalle si ce n’est un peu de pudeur de ta part.
Mais tu continues à exhiber la souffrance des larves,
de ta très sainte mère, de tes clous dont goutte
du sang, un sang qui est du gâchis pur.
Si au moins tu étais donneur universel.
Elle et moi nous n’avions que des papillons dans les yeux
et nous pensions que les anges nous guidaient :
mais ce n’était que des diplômes de médecins embrochés
contre le pare-brise, que des blouses salies de présages.
(in le monde ne finit pas dans le froid de tes os, trad. Patrick Quillier)
CROISSEZ ET MULTIPLIEZ
Aujourd’hui, c’est fête champêtre,
une de ces fêtes de fin d’été
où tout le monde boit et personne n’est heureux.
Le couteau ne va pas tarder à approcher,
les marmites bouillent
et moi j’exhale ma chair tendre,
ensanglantée : ma chair engraissée
pour ce jour ou un autre.
La vie est-elle vraiment
la préparation d’un banquet
ou le repas le plus banal de la maison ?
Avoir foi en Dieu c’est savoir
que rien n’est souffert en vain :
un hurlement de tristesse,
un bourdonnement de douleur,
un caquètement de peur :
parce que Dieu est bonté
envers le plus humble,
envers le moins humble de ses serviteurs.
Finalement avoir la foi c’est seulement croire
que la digestion de mon âme est facile.
Quant au corps, j’espère seulement que le coq
viendra vite me sauter.
Une bonne baise fait toujours oublier
un peu la musique de la mort.
(inédit, trad. François-Michel Durazzo)
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